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Alors
que la dimension culturelle a toujours été au cœur de l’alimentation,
au point que le structuralisme a pu fonder une partie de ses
classifications sur la symbolique et la sélection de la nourriture, le
brassage culturel amène une transformation des règles et comportements
alimentaires ainsi que de leur définition. Les questions relatives à
l’alimentation dont il n’est plus possible d’ignorer la nature
interculturelle s’en trouvent emphatisées : certes la suspicion quant
aux produits (composition, traçabilité, contrôle de l’origine) mais
aussi le souci croissant de soi, à travers une obsession de l’hygiène
alimentaire, renvoient à l’urgence de s’interroger sur les valeurs que
promeuvent indirectement les politiques nutritionnelles.
Le phénomène : présentation du comportement orthorexique
La multiplicité grandissante des troubles liés à l’alimentation (1)
(anorexie, boulimie, TCA, Troubles du Comportement Alimentaire)
souligne, s’il en était besoin, à quel point dans nos cultures les
questions symboliques, les malaises psychologiques et leurs expressions
sociales se concentrent actuellement sur l’acte de se nourrir. A ce
titre, l’orthorexie (2) est tout à fait exemplaire de la nécessité
ressentie par de nombreux citoyens d’élargir une pratique alimentaire
segmentée à une hygiène de vie, à un système de valeurs voire à une
croyance. L’orthorexia nervosa (addiction à la nourriture saine, health
food junk) est définie par le Dr Steven Bratman comme une fixation
quasi pathologique sur la recherche de la nourriture appropriée. « Je
suis frappé par le nombre de patients déboussolés qui me demandent
remplis d’inquiétude : docteur apprenez-moi à manger » affirme le Pr.
Basdevant, nutritionniste à l’Hôtel-Dieu. « Il est urgent de
déculpabiliser le plaisir de manger » alerte le Dr Romon, de la Faculté
de Médecine de Lille.
Si le tableau clinique n’est pas établi, le comportement de recherche
de la perfection diététique est bien réel. La majeure partie de
l’emploi du temps d’un orthorexique est consacré à l’organisation, la
recherche, la sélection et la consommation de nourriture. Quelques
exemples de règles alimentaires recueillies chez ces idéalistes de la
nutrition : ne pas manger de légumes qui ont quitté le contact avec la
terre depuis plus de 15 mn, mâcher au moins 50 fois chaque bouchée
avant de l’ingurgiter, ne jamais être rassasié. Ils mettent
généralement en place un arsenal de contraintes affectant la nature,
les modalités et les rythmes de la nutrition : ne manger que du poisson
mais pas d’œufs, certains légumes mais pas tous, tant de fois à tel
moment de telle façon, etc. Une patiente asthmatique (cité par Bratman)
qui, au fil des consultations voit l’étiologie (3) de son symptôme se
déplacer sans cesse d’un aliment à l’autre, en vient à ne plus manger
que de l’agneau et du sucre blanc. Un autre sujet effectuait 12 petits
repas par jour d’un seul aliment chaque fois et consommait
quotidiennement 80 suppléments alimentaires provenant de magasins
diététiques. Un tel carcan conduit inévitablement à une restriction
considérable de la socialité, obligeant pour chaque invitation à se
déplacer muni d’un vademecum alimentaire réduisant sa vie à un menu.
Mais au-delà de sa particularité, le comportement orthorexique,
résistant à la pathologisation, présente l’intérêt de concentrer la
majeure partie des interrogations posées aux politiques nutritionnelles
en matière de psychisme et de culture.
La spirale du risque imaginé
La réduction du risque par le contrôle accroît la peur du risque.
L’appareil législatif et réglementaire inflationniste génère un effet
pervers très contre-productif de majoration du danger imaginé. Dès
lors, la porte est ouverte à l’orthorexie qui redouble au niveau
subjectif les contraintes sociales jugées insuffisantes. L’impact
psychologique des mesures réglementaires de maîtrise des risques est
d’autant plus fort que le risque, loin d’être probable, n’est que
plausible. C’est autour du principe de précaution que vont
s’entrechoquer les systèmes de valeurs, du seul fait que le
raisonnement du consommateur est essentiellement binaire (risque ou pas
risque) et non probabiliste. Alors, il excède le contrôle en le portant
à une puissance supplémentaire par l’autocontrôle. Sa vigilance
habituelle se voit labellisée par cette sorte de norme iso, à l’échelle
individuelle, qu’est le comportement orthorexique. Face aux effets
dévastateurs sur les mentalités des alertes alimentaires et autres
veilles sanitaires, l’orthorexique érige le menu quotidien en dogme,
pour céder à l’hygiénisme et à la recherche d’une illusion de sécurité.
Ne négligeons pas que cette inclination participe également d’une forme
de réappropriation de sa santé, voire de la santé.
La saturation du contrôle par l’autocontrôle
Dans un espace social saturé de contrôle et d’autocontrôle, il n’est
d’autre choix d’intégration pour le sujet que d’assimiler la saturation
de ce contrôle et de cet autocontrôle. Manger dans la norme manifeste
ici un appétit de la règle. Si nous envisageons l’orthorexie
exclusivement sous l’angle du comportement alimentaire, nous sommes
obligés de constater que celui-ci relève d’un contrôle intégré comme
autocontrôle avec sa sarabande d’obèses pénitents et son cortège de
mères repentantes. De manière générale, les pouvoirs dans nos sociétés
ont su transformer l’exercice abrupt de la sanction en une intégration
de cette sanction par le biais de l’autocontrôle. A ce titre, qu’est
l’orthorexie, sinon une volonté démesurée d’appliquer à soi-même un
contrôle que la société tend à appliquer sur les aliments et leur mode
de consommation, estimé totalement insuffisant ? L’orthorexie, c’est la
politique de la traçabilité ramenée à l’économie du sujet. Il s’agit
donc d’une conversion délibérée du contrôle de la chaîne alimentaire à
un autocontrôle individuel drastique de son ancrage dans la chaîne
alimentaire. La discipline de fer qui caractérise le comportement
orthorexique cautionne une image idéalisée de soi qui inclut de
multiples châtiments lorsqu’il a failli. La faute n’étant pas du tout
identifiée sur la base des conséquences physiologiques objectives, mais
au regard de critères psycho-moraux confondant morale, hygiène et goût.
Il s’agit là essentiellement de contrôler ce que l’on mange, croyant
maîtriser ce que l’on est.
L’aspiration à un autre rapport à la nature
Par ailleurs, un autre aspect culturel doit être relevé. La culture
française plus particulièrement, contrairement à la plupart des
sociétés traditionnelles et de façon différente d’autres sociétés
occidentales, entretient un rapport avec la nature de
séparation/domination. Il nous est beaucoup plus difficile qu’ailleurs
de penser le peu d’emprise que nous avons sur elle. Cette incapacité
relative à concevoir le puissant déterminisme naturel s’exerçant sur
nos vies n’est d’ailleurs pas sans rapport avec notre hyper réactivité
aux catastrophes naturelles. Qu’est donc l’orthorexie sinon une
tentative, dont il n’est pas avéré qu’elle soit réellement
pathologique, pour maîtriser les effets de l’environnement sur
l’organisme. A travers elle, s’exprime une volonté d’établir un autre
type de rapport à la nature dont ferait bien de s’inquiéter l’ensemble
des gestionnaires des politiques d’alimentation, parce qu’elle témoigne
d’un besoin exprimé sous la forme psychoculturelle d’une modification
de la relation surplombante que nous entretenons avec notre
environnement. Sans quoi, ce besoin pourrait parfaitement échouer sur
un retour en force d’idéologies sectaires ou politiques, entretenant le
fantasme d’un espace originel, naturel, virginal et un mode de pensée
magique (contagion et similitude), principes effectivement toujours à
l’œuvre, comme le soulignait Claude Fischler, dans le rapport entre
l’homme et sa nourriture.
A une internaute qui s’exclamait « Si on mange trop on est boulimique,
si on mange trop peu on est anorexique, si on mange trop sain on est
orthorexique, comment ne pas tomber dans l’obsession de la
nourriture ? », il fut répondu : « Revenir à quelque chose de plus
naturel, le corps, lui ne se trompe pas ». Si, de surcroît, la Terre,
elle, ne ment pas, alors l’immanence (4) est pour demain...
Un habillage social de pathologies de l’alimentation
Mais l’orthorexie n’est-elle pas aussi une dissimulation culturally
correct de psychopathologies de type boulimique ou anorexique. En
effet, entre ce refus suicidaire d’échange de flux avec l’environnement
que représente l’anorexie et, d’autre part, cette extinction de soi,
que représente la carapace boulimique, apparaît de façon très
caractérisée le raisonnement orthorexique centré sur la qualité de
l’aliment. Pour lui, la question n’est pas ou plus de se nourrir ou de
ne pas se nourrir, elle n’est pas ou plus d’obturer ses vides et ses
manques par l’ingestion en quantité de matières organiques, mais de
choisir et de réguler son rapport aux éléments consommés dont il se
nourrit. Le rapport ajusté aux aliments peut parfaitement constituer un
habillage socialisé de pathologies de l’alimentation, dans la mesure où
son apparence raisonnée et conformée permet une forme de
reconnaissance. A tel point que certains patients affirment clairement
que leur engagement végétalien transforme en principes leurs pratiques
anorexiques antérieures. Cependant, cette socialisation de la
pathologie conduit à une désocialisation de la personne. A une personne
mangeant un steak, une végétalienne lance : « Il est bon ton
cadavre ? »
L’orthorexique déploie une telle gangue de modèles, une telle
forteresse de contraintes extrêmement lourdes que, d’une certaine
manière, une socialisation s’y réalise puisqu’il défendra ses idéaux
jusqu’à harceler son environnement pour mettre en avant à quel point la
question du bien manger, du bien se nourrir est une question
fondamentale pour son existence. A cet endroit, l’orthorexie nous
apparaît comme une forme de socialisation de pathologies de
l’alimentation, permettant de métamorphoser en une exigence outrancière
de qualité, valorisée par la collectivité, ce qui par ailleurs n’aurait
été que désadaptation pathologique par excès ou défaut de quantité. En
quelque sorte, la jouissance du manque socialisée en orgueil
nutritionnel.
Un comportement adéquat à l’offre consommatoire
Sans que nous soyons en mesure d’y répondre en l’état actuel des
connaissances sur cette émergence culturelle, la question se pose de
l’existence d’orthorexie dans des sociétés non développées. En effet,
elle semble indubitablement liée au luxe que peuvent s’offrir les
sociétés riches, celui du choix. A vrai dire, il faudrait relativiser
cette remarque car, en fait, dans les sociétés traditionnelles, comme
dans toute société, des choix s’effectuent en fonction de valeurs qui
amènent - en tenant compte des éléments naturels fournis par
l’environnement en terme de chasse, gibier, culture - à effectuer des
tris entre le bon et le mauvais aliment. Mais, dans nos sociétés, nous
observons une saturation du tri, au sens où il reste possible de faire
vingt mini-repas dans une journée avec, chaque fois, des aliments
différents. Du point de vue des opportunités matérielles qu’offrent nos
sociétés, il est évident que le créneau orthorexique est beaucoup plus
large que dans n’importe quelle autre.
Une réponse identitaire au non-sens de la consommation
Le comportement orthorexique témoigne d’un désir d’ordonner une
offre consommatoire anarchique qui n’obéit à aucune valeur sinon celle
du marché, par l’attribution d’une signification culturellement
valorisée à des fluctuations marchandes qui a priori échappent à cette
activité de signification dont le sujet a besoin, y compris lorsqu’il
consomme. La publicité, inféodée au produit qu’elle vante et qu’elle
vend, ne peut y satisfaire et, de ce fait, est tout aussi bien en
mesure de défendre une valeur, son contraire ou n’importe quelle autre.
En conséquence, elle n’indique rien du sens qu’il faudrait accorder à
notre pratique consommatoire qui pourrait la contraindre dans son
extension. A ce niveau, l’orthorexie peut être une réponse identitaire
socialement adaptée à l’offre emplie de non sens que le marché déploie.
Les punitions et récompenses que s’inflige l’orthorexique consolident
en permanence une très forte estime de soi, confinant au sentiment de
supériorité voire au prophétisme diététique. Cette réponse identitaire
au non sens de la consommation par le rigorisme alimentaire s’effectue
au prix de l’obsession mentale de la nourriture comme interdit,
tentation et conseil ainsi que son avatar, l’autodiagnostic permanent
d’allergie alimentaire.
Une recherche de l’Université de Californie à San Francisco (The
Magazine of the California Academy of Sciences) a placé dans deux
groupes des volontaires convaincus d’être frappés d’allergie
alimentaire. Il a été injecté à un groupe une solution saline et à
l’autre des aliments auxquels les participants étaient censés être
allergiques. Les réactions allergènes (respiration bruyante, pouls
rapide, douleurs abdominales...) se présentaient en proportion
équivalente dans les deux groupes. Aucun allergique n’a présenté une
réaction aux allergènes injectés.
Nourriture et aspiration à la monoculturalité
Là, réside son succès car nos pratiques alimentaires ne sont plus
celles de l’enfance et cherchent à se prémunir des injonctions de
l’environnement. Les orthorexiques sont l’illustration d’une
interrogation majeure d’une société confrontée à cette double
contrainte. Songez que d’un point de vue culturel, le comportement
orthorexique, au prix d’un effort volontaire très contraignant, répond
à sa façon à ce double arrachement en se distançant des pratiques et
valeurs alimentaires du milieu familial et en se détachant de celles de
l’environnement. L’orthorexique opère une double rupture culturelle
qu’il métabolise dans une exercice disciplinaire monovalent où
s’exténue une grande partie des significations de son existence.
Il est intéressant de noter, que c’est à l’occasion de ses
responsabilités culinaires dans une collectivité, que Bratman a pris
conscience de l’ampleur du diététiquement correct. Lorsqu’il a constaté
qu’il devenait impraticable de combiner les exigences des végétariens
avec celles des végétaliens pour qui le fromage est un poison, les
impératifs des mangeurs d’épluchures supposées contenir tous les
éléments vitaux avec les contraintes de ceux qui les évitent parce
qu’elles concentrent herbicides et pesticides, les obligations des
carnivores avec les nécessités des pescovégétariens ou les devoirs des
ovolactovégétariens, dès lors que chaque pratique s’érigeait en mode de
vie exclusif et croyance absolue.
Au-delà de la pureté, chacun déploie un rêve de retour à une
monovalence culturelle supposée originelle, qui permettrait d’échapper
à un univers pluriréférencé face à des pratiques alimentaires
désacralisées, déritualisées (défilé des adolescents devant le
réfrigérateur). L’alimentation pose au mammifère omnivore que nous
sommes la question de la gestion et de la signification de la
multiplicité alimentaire donc culturelle, question de psychologie
interculturelle s’il en est. Fidèle à l’opposition souligné par
Fischler entre néophylie et néophobie qui nous caractérise, nous nous
trouvons devant une alternative : l’ouverture à la diversité de l’autre
ou l’uniformisation par la standardisation internationale à laquelle
répond, au niveau, individuel la monovalence nivelante de l’orthorexie.
Conclusion
Affolés par l’effondrement des pratiques alimentaires
traditionnelles partagées qui étaient encadrées par des espaces
monoculturels, "monorexiques", beaucoup ont cherché un abri dans
l’orthorexie par une appropriation individuelle, anxieuse en réaction à
la pluriréférentialité alimentaire et culturelle. A l’inverse, puissent
les politiques nutritionnelles concourir, à la compréhension de
l’autopoièse (5) alimentaire, des principes d’autoconstruction des
pratiques alimentaires générant sur un socle d’interculturalité, les
valeurs émergentes ! Alors peut-être ne s’agira-t-il plus de placer de
la spiritualité dans la cuisine mais cette fois de promouvoir une
cuisine des spiritualités.
(1) Auxquels nous pouvons associer la suralimentation compulsive
(overeating), Pica (consommation obsessionnelle de rouille plâtre,
amidon, puces de peinture, cendre, marc conduisant à des
intoxications), la bigorexie (consommation effrénée d’anabolisants et
de stéroïdes par recherche d’un accroissement démesuré de la masse
musculaire provoquant des insuffisances rénales), le syndrome
Prader-Willi (utilisation du tube nasogastrique), les troubles de
l’alimentation nocturne (anorexie matinale, hyperphagie nocturne)...
(2) Etymologiquement, orthorexie signifie « manger droit »
(3) Etude des causes des maladies
(4) Philos. Principe d’immanence, selon lequel tout est intérieur à
tout, ou un au-delà de la pensée est impensable. Contraire :
transcendance.
(5) Du gr. Auto : soi-même, poièsis : production |